Descendre la Volga - page 133

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La liberté politique, c’est-à-dire la faculté d’envoyer périodiquement promener les
dirigeants de son pays, n’a donc pas la même valeur sur la Seine et sur la Volga. Poutine
incarne le besoin d’autorité d’un peuple qui se connaît bien. Les Russes aiment se laisser
vivre : un pouvoir fort les débarrasse de responsabilités qui les dérangent. De tout temps,
comme Dostoïevski a su l’exprimer mieux que personne, l’âme du peuple russe a été tiraillée
entre la soumission inconditionnelle au pouvoir incarné par un souverain fort et le rêve
anarchiste d’une liberté sans limites. « Je pars de la liberté illimitée et j’arrive au despotisme
illimité », dit un personnage des
Démons
. Mais laissons les intellectuels s’inquiéter. Je suis
d’accord avec Jean-Michel Cosnuau, déjà cité, Russe d’adoption : « Les gens se f… de la
politique comme de leur première cuite. Ils n’attendent pas grand-chose de leurs dirigeants à
pat d’être dirigés. Ils se sentent fiers de leur nation et de leur culture. » Il ajoute d’ailleurs, un
brin provocateur : « C’est plus agréable de vivre dans une démocratie autoritaire que dans une
dictature des imbéciles. »
Au cours de cette croisière nous avons parcouru la Russie profonde, loin de Moscou et
de Saint-Pétersbourg, nous avons rencontré une population jeune, joyeuse, des familles avec
de tout jeunes enfants (rappelez-vous, parmi tant d’autres, celui sur le canon du char à
Tchéboksary), nous avons marché dans des rues animées, sommes entrés dans des boutiques
pleines de produits et de chalands, avons fait le tour de marchés aux multiples stands bien
fournis, n’avons vu ni mendiants ni clochards (sauf les femmes roms d’Astrakhan, mais où ne
sont-elles pas ?), avons été frappés par la propreté constante des centre-ville visités. La crise,
si crise il y a et les statistiques nous le disent, n’était pas visible sur le terrain dans les villes
que nous avons parcourues et, même si on ne nous a pas caché que certaines catégories
souffraient du nouveau système, nous n’avons pas eu l’impression d’avoir devant nous un
« décor à la Potemkine » cachant la misère des gens. La disparité des salaires et sans doute
des niveaux de vie entre les capitales et la province, signalée par Tatiana de Samara, est sans
doute un problème, mais il y a aussi la qualité de la vie. Les statistiques, toujours elles, nous
disent que la pauvreté s’accroît : nous nous doutons que la vie est difficile pour beaucoup,
surtout l’hiver, le citoyen de base étant sans doute plus laissé à lui-même que sous l’ancien
régime. Mais, comme nous l’ont dit nos jeunes accompagnateurs, avec une confiance qui
n’était pas feinte, « on y arrivera ». Nous avons pu voir dans les immenses agglomérations
étalées au long de la Volga la construction en plein boom, leur
skyline
, pour employer un
langage mondialisé, marqué par les têtes des grues autant que par les bulbes des églises ; nous
n’avons pas eu le sentiment d’une « bulle » immobilière à l’espagnole ; sans doute la
corruption se glisse-t-elle par ci par là, comme il a nous été mentionné à Samara ; sans doute y
a-t-il des opérations somptuaires comme à Iochkar-Ola ; sans doute est-il inadmissible que des
hommes politiques puissent être assassinés en pleine rue comme ce fut le cas de Boris
Nemtsov ; mais l’impression générale qui se dégage reste celle d’un pays en marche vers un
avenir en lequel il croit. Nous avons vu une Russie heureuse, nous voulons espérer qu’elle est
l’image de ce que sera toute la Russie de demain.
La vitalité de l’Eglise orthodoxe, la ferveur des fidèles de tous âges qui les
fréquentent, l’empressement des autorités civiles à soutenir la reconstruction et la construction
de sanctuaires en qui elles voient des symboles du passé national, la tolérance et l’ouverture à
toutes les croyances, dès lors qu’elle s’expriment dans le respect de tous, le souci d’assurer
partout, et non seulement dans les lieux sacrés, correction et bonnes manières, conditions de
base pour la liberté et la diversité, m’ont paru la marque d’un pays fier de sa longue histoire et
soucieux de sa dignité, attaché à ses racines et conscient de sa diversité. Et si la Russie, au lieu
d’être un épouvantail pour l’Europe, devenait pour elle, comme elle mérite de l’être à
plusieurs égards, un modèle ?
Le patriotisme, un sentiment particulièrement présent en cette année du soixante-
dixième anniversaire de la victoire dans la Grande Guerre Patriotique, que raniment les
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