Descendre la Volga - page 8

DE LA SEINE A LA VOLGA
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soviétique, devait par la suite clôturer le débat en affirmant simplement et fortement : « Le
socialisme, ça ne marche pas ! »). Et puis ma vie a connu son grand tournant : j’ai eu la
chance de rencontrer Abeille. Nous sommes partis à la découverte du reste du monde (le
monde moins la Russie). Les mauvaises langues disent que nous avons fait trente ans de
tourisme aux frais de la République. Gérard et Michel, « travaillant sur le monde » comme le
recommandait Goethe, peuvent être fiers de leurs réalisations aux quatre coins de la planète.
Je n’ai que la vaine satisfaction, qui n’en est pas une évidemment, de constater que le
commerce extérieur de la France est redevenu déficitaire l’année où j’ai été admis à faire
valoir mes droits à la retraite, et que la situation n’a fait que s’aggraver depuis. Du Saint-
Laurent au Sénégal, en passant par le Tigre et l’Euphrate, la Tamise et le Danube, combien
d’eau a coulé sous les ponts où Abeille et moi sommes passés. Mais ces temps sont loin
désormais. Ayant retrouvé les bords de Seine, nos enfants étant entrés dans la vie, il m’a enfin
été donné le plaisir de faire découvrir à Abeille la Russie.
Comme le lecteur verra, nous allions avoir aussi, par la pensée, deux compagnons de
voyage aux prénoms prestigieux : Astolphe et Alexandre. Tous deux avaient visité bien avant
nous les villes où nous devions faire escale, le premier en 1839 (il avait circulé par voie de
terre et s’était arrêté en milieu de parcours, pour des raisons que vous saurez), le second en
1858. A dire vrai, si nous avions écouté Astolphe, je ne sais pas si nous aurions donné suite à
notre projet. Dans sa 32
ème
lettre il nous disait en effet :
« Voulez-vous savoir en deux mots ce que c’est que la Russie ? la Russie, c’est un
pays où l’on trouve et où l’on voit la même chose et les mêmes gens partout. Cela est si vrai,
qu’en arrivant dans un lieu, on croit toujours y retrouver les choses et les personnes qu’on
vient de quitter ailleurs. »
Mais ce pisse-froid d’Astolphe, dont le volume de lettres de Russie, publié à Paris en
1843, fut d’ailleurs interdit de circulation dans le pays si maltraité par lui après qu’il avait
profité de sa généreuse hospitalité, eut aussi, comme nous verrons, ses moments
d’enthousiasme au cours de son séjour là-bas, des moments d’enthousiasme qui lui font
beaucoup pardonner. Rien de semblable à craindre avec Alexandre (le compagnon particulier
d’Abeille, à qui il apprit beaucoup quand ils étaient tous deux assis au soleil sur un des ponts
de notre navire) , dont la gentillesse débordante et l’humour bienveillant illuminent toutes les
situations.
Pourquoi Astolphe et Alexandre sont-ils allés en Russie ? Le second, partant outre-
Niémen au faîte de sa gloire, ayant déjà publié tous ses grands titres, a accepté l’invitation
d’un comte russe de ses amis « d’aller à Saint-Pétersbourg être le garçon de noces de sa belle-
sœur, qui se marie, et d’assister, en même temps, à cette grande opération de
l’affranchissement de quarante-cinq millions de serfs [par le tsar Alexandre II]… Je compte
bien ne pas m’en tenir à Saint-Pétersbourg », annonce-t-il d’emblée ; le second, pour qui le
voyage est la « condition de vivre », homosexuel affiché (« Qui ne sait pas les goûts de
monsieur de Custine ! », s’exclamera Musset dans sa
Revue romantique
), honni par la bonne
société de son temps, est aussi un intellectuel distingué, lecteur du
De la démocratie en
Amérique
d’Alexis de Tocqueville et rêvant de lui apporter son contrepoint, ayant identifié en
Europe, en la Russie, comme d’ailleurs Tocqueville lui-même, l’autre grand pays montant du
monde de demain ; le « pavé » qu’il a rapporté de son périple, fait de notes prises au jour le
jour sur les lieux visités, les personnes rencontrées, les propos entendus, grossi de réflexions
philosophiques personnelles, n’a que peu de rapports avec l’ouvrage prétendument son
modèle, mais se recommande par l’intensité du détail et ne peut, comme il nous dit lui-même,
« manquer d’un genre d’intérêt : celui de l’exactitude ».
Pour la grande majorité des Français du temps d’Astolphe et Alexandre, comme pour
ceux d’aujourd’hui, la Russie, c’était Moscou et Saint-Pétersbourg. Au-delà, commençait ce
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