Descendre la Volga - page 100

SARATOV
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Mais nous voilà maintenant en route pour le « Parc de la victoire » sur la montagne
Sokolovoï, où se trouvent le musée des Techniques de guerre (à ciel ouvert), le monument aux
morts dédié aux soldats de Saratov du temps de la Seconde Guerre mondiale appelé
Jouravli
(les cigognes) et le musée à ciel ouvert « Village national ». Train (avec « Mort aux
fascistes » sur la locomotive), vedette fluviale, camions lance-roquettes sont passés en revue.
Superbe vue sur la Volga, l'église de la Sainte-Trinité (
Troïtsa
) avec ses bulbes dorés et bleus,
et le pont reliant Saratov à Engels sur l’autre bord. En redescendant un cimetière tatare (ou
tatar) noyé dans les hautes herbes d’où émergent des plaques blanches nous rappelle le
caractère œcuménique du grand fleuve. Saratov abrite aussi la
Nous avons encore le temps d’une promenade sur la rue piétonne, où un
joueur d’accordéon de bronze nous accueille et où la bouche de la Vérité est en panne : quel
symbole !
Il faut redescendre au bateau et prendre congé de Lucie, à qui nous souhaitons bonne
continuation dans la ville aux trois esturgeons. Les deux Français rencontrés sur la Volga, le
père Basile et mademoiselle Le Floch, l’un propagateur de l’Evangile, l’autre de la langue
française, partagent une bien belle qualité : l’enthousiasme.
Mais Lucie n’est pas la première Française à s’être établie à Saratov. A l’automne
1858, Alexandre Dumas monte à Kazan sur le vapeur (teplokhod) « Nakimov » à destination
d’Astrakhan « qui marchait la nuit comme le jour, le capitaine nous avouant franchement que,
comme nous étions aux premiers jours d’octobre, il craignait d’être arrêté par les glaces. » Si
j’en juge par le temps que nous avons connu quelque cent cinquante ans plus tard, j’ai lieu de
croire que le réchauffement climatique a déjà opéré. L’inquiétude de celui qui est le seul
maître à bord fait que Simbirsk et Samara sont passées sans toucher terre. Cependant le
« Nakimov » fait escale à Saratov et notre passager apprend qu’on y passera deux jours. Que
faire pendant deux jours à Saratov quand on n’y connaît personne et qu’on n’a pas de lettres
de recommandation. « Tout à coup, en levant les yeux, je lus sur une enseigne :
A
DELAIDE
S
ERVIEUX
Ah ! dis-je à Moynet [Jean-Pierre, son compagnon dessinateur], nous sommes sauvés,
cher ami. Il y a ici des Français, ou du moins une Française.
Et je m’élançai dans le magasin, qui était un magasin de lingerie.
Au bruit que je fis en ouvrant la porte, une jeune femme, qui se tenait dans une
seconde pièce, parut, avec sa tournure parisienne et son sourire engageant sur les lèvres.
-
Bonjour, ma chère compatriote, lui dis-je. Que peut-on faire quand on est pour deux
jours à Saratov et que l’on a peur de s’y ennuyer ?
Elle me regarda avec attention et se mit à rire.
-
Dame, me répondit-elle, c’est selon le caractère de la profession : si l’on est frère
morave, on prêche ; si l’on est commis voyageur, on offre ses marchandises ; si l’on est M.
Alexandre Dumas, on cherche des compatriotes, on dîne avec eux, et, ma foi, comme on a de
l’esprit, on se charge de faire paraître le temps court.
-
Tenez, Kalino, dis-je à mon lauréat [son interprète, évidemment diplômé], vous ferez
le tour du monde, voyez-vous, et vous ne trouverez que les Français pour vous répondre de
ces choses-là – Et d’abord, ma chère compatriote, puisque vous avez deviné que nous n’étions
ni frère morave, ni commis voyageur, embrassons-nous ; ces choses-là sont permises à mille
lieues de la France.
-
Un instant ! Appelons mon mari. C’est bien le moins qu’il soit de la fête.
Et elle appela son mari en me tendant les deux joues. »
Du monde entre dans la boutique. Au bout d’une demi-heure notre héros est lié avec
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