Descendre la Volga - page 74

KAZAN
72
Le même Dumas d’ajouter : « Voilà ce qui explique pourquoi Kazan, avec ses
souvenirs orientaux, sa domination musulmane, est aujourd’hui une ville toute russe.. » ; il
s’émerveille cependant de l’heureux climat de coexistence religieuse constaté dans la
ville lors de son passage en 1858 : « L’église et la mosquée se touchent et présentent, entre le
croissant et la croix, une fraternité qu’on ne trouve probablement qu’à Kazan. »
Notre marcheur (malgré lui) Désiré Fuzzelier, qui arrive à Kazan le 27 novembre
1812, lui trouve « l’aspect d’une ville allemande dans certains quartiers ». Il y rencontre des
compatriotes, sans doute des émigrés. « Il y avait plusieurs Français établis à Kazan. On
remarquait M. Burtel, banquier, et l’ex-général Boyer. On y voyait aussi beaucoup d’Italiens
et d’Allemands. » Mais ce ne sont pas les Européens qui l’intéressent. D’ailleurs « nous
n’étions point logés dans Kazan, mais dans le bourg tartare (tatarski sloboda), qui est à une
lieue de cette ville. »
Bonne occasion d’étudier cette population asiatique.
« Je vais m’arrêter un moment sur le genre de vie, la religion, le costume et les mœurs
des Tartares. Ces peuples, quoique soumis aux Russes, sont bien plus industrieux et plus
civilisés. Quoique leur nom (tartare) en impose à ceux qui ne le connaissent pas, on peut
assurer que les tartares sont doux, obligeants, quoique trompeurs. Ils vivent bien, aiment
beaucoup la pâtisserie et prennent souvent du thé. Ils mangent du cheval et, pour cette raison
seule, les Russes ont beaucoup de répugnance pour les Tartares [on comprend mieux pourquoi
faire bouffer du cheval à la Grande Armée était pour le Russe Koutouzov la punition
suprême]. Tous les jours, matin, midi et soir, ils font leurs prières sur un drap, en lisant
l’Alcoran. Ils n’ont ni jeûn, ni carême [est-ce Fuzzelier ou sont-ce les Tatars qui ignorent le
Ramadan ?]. Ils savent presque tous lire, écrire et calculer…
« Leurs temples nommés mosquées sont très simples [Ici Fuzzelier joint à son texte le
croquis d’une petite mosquée]. Il y a vers le milieu du toit de ce temple une petite tour dans
laquelle un ministre va crier les heures de la prière musulmane dont j’ai parlé plus haut. Au-
dessus de la tour, on voit une verge surmontée d’un croissant… Je ne puis donner plus
d’explication sur ces temples, attendu que je n’ai jamais pu y pénétrer. Je reviens à la
religion : les Tartares ne sont pas superstitieux ni crédules comme les Russes. Ils peuvent
épouser autant de femmes que leur fortune le permet, dès qu’ils ont la permission des
ministres. La plus grande intelligence et le meilleur accord règnent entre ces femmes.
« Les Tartares se coupent les cheveux très ras et portent une espèce de calotte qui est
garnie de paillettes dorées et d’un galon argenté. Les hommes sont mis comme les Russes,
excepté qu’ils portent le turban. Les riches ont des bottines de différentes couleurs. Peu
d’entre eux mettent la ceinture. Le costume des femmes serait bien difficile à décrire. Elles se
coiffent avec une espèce de serviette qui leur ceint le front d’un côté et dont les deux autres
extrémités sont entrelacées sous les aisselles. Elles se dépilent les parties génitales et sont fort
chastes.
« Les Tartares ne s’enivrent presque jamais. Ils sont très laborieux : peu sont artistes,
beaucoup sont marchands. Ceux qui sont riches vivent dans la mollesse. Ils ne voyagent que
sur des litières : car ils ont des lits et des matelas [l’obsession de quelqu’un qui couche à la
dure depuis si longtemps]. Leurs maisons sont propres. Ils sont, en général, très affables, mais
ils sont fatigués de la domination des Russes, qui leur crachent à la figure impunément.
« Il y a beaucoup de quartiers à Kazan qui sont occupés par les Tartares. Ils composent
le tiers de la population de cette ville dans laquelle ils ont une vingtaine de mosquées. »
On a vu plus haut que la part de la population d’ethnie tatare était évaluée en 2010 à
47,6%. Elle se serait donc accrue sensiblement en deux siècles. Peut-être les autorités du
Tatarstan ont-elles une interprétation généreuse de la tatarité.
Les prisonniers français vont être répartis en divers endroits du gouvernement de
Kazan. Le groupe dont fait partie notre ami Désiré a pour destination Spask, une petite ville
1...,64,65,66,67,68,69,70,71,72,73 75,76,77,78,79,80,81,82,83,84,...152
Powered by FlippingBook