Descendre la Volga - page 120

ASTRAKHAN
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contrats est suspendue, le projet traîne en longueur, laissant dans une regrettable déshérence
cet espace de premier choix en bordure du fleuve au centre de la ville
Ces renseignements nous seront communiqués par Elena, qui nous attendait à terre et
nous fournit d’abord quelques informations de base sur l’endroit. Ainsi Astrakhan devrait son
nom à Astra, fille du khan qui dominait la région. C’est la Venise de la Caspienne avec ses
quatre-vingts bras d’eau (Venise, soit, mais la Caspienne est loin), la ville du pétrole, qui
l’était plus encore au temps où la grande mer fermée était presque tout entière soviétique, une
cité internationale avec le consulat d’Iran, un lieu où l’on s’amuse avec des fêtes en tout
genre, parmi lesquelles des concours de pêche, à l’esturgeon bien entendu.
L’Iran, qui est représenté à Astrakhan, c’était la Perse, autre voisin difficile de la
Russie, entre l’Empire ottoman et les khanats tatares d’Asie centrale, d’où émergea le féroce
Féofar-Khan, qui imposa au tsar de l’époque (c’était Alexandre II, mais par discrétion Jules
Verne ne le nomme pas) l’envoi à Irkoutsk de son courrier Michel Strogoff ; la Perse, où, sous
un autre tsar, Nicolas I
er
venant tout juste de succéder à son frère Alexandre I
er
et déjà éprouvé
par le complot des Décembristes, fut sauvagement assassiné à Téhéran l’ambassadeur russe
Griboïédov, immortel auteur du
Malheur d’avoir de l’esprit
(Gorié ot ouma), massacré par
une bande de fanatiques. Au siècle suivant, les séides de Khoméïni n’en viendront pas jusque-
là. J’ai visité l’Iran en quittant définitivement Moscou, c’était au temps du chah Pahlevi, je me
rappelle les visages sombres et fermés des autochtones, contrastant avec l’abord souriant des
Irakiens, découverts quand je fus nommé en poste à Bagdad sous Saddam Hussein quelques
années plus tard.
Si proches de l’immense continent voisin, j’interroge les figures des autochtones pour
y déceler des types asiatiques. Comme à Kazan je serai, de ce point de vue déçu. Quelles que
soient les racines ancestrales de ces gens, le mixage tataro-européen a bien fonctionné au
cours des générations. Pour la variété des types ethniques, rien ne vaut Paris.
En bus, après avoir fait le tour de bassins et canaux, où s’ébrouent cygnes et canards,
nous admirons au passage la superbe cathédrale Saint-Vladimir aux coupoles vertes, le
majestueux siège de LUKOÏL, la compagnie pétrolière locale (GAZPROM a également un
somptueux immeuble à Astrakhan), et gagnons le kremlin, légèrement en hauteur. Nous y
pénétrons par la porte monumentale surmontée du clocher reconstruit trois fois et qui cloche,
je veux dire, qui penche toujours comme la tour de Pise ; nous découvrons, à l’entrée même,
en émergeant de la voûte soutenant la haute tour, la seconde grande église locale, la cathédrale
de l’Assomption, tous bulbes dressés. L’intérieur est d’abord une immense étendue asphaltée
puis commence une vaste pelouse plantée d’arbres et parcourue d’allées. Nous voici lâchés
sur cette vaste esplanade. De gros arbres au tronc noueux y poursuivent sagement leur vie de
centenaires. D’un carré de pelouse nous surveille un volatile noir et blanc au plumage
ébouriffé, sorte de gros pigeon à robe de pie. Je me recueille un instant devant le tombeau de
ce saint Cyrille, le bâtisseur du monastère édifié avec le kremlin lui-même, où nous
n’entrerons pas, un saint Cyrille qui n’est pas le père de l’alphabet portant ce nom. Retour à la
cathédrale. Nous sommes dimanche, l’office est en cours, c’est un office orthodoxe
interminable comme ils sont, les gens ne cessent d’entrer et de sortir, nos compagnes savent
maintenant comment s’équiper et nous nous glissons discrètement à l’intérieur. Une fois
encore nous goûtons ou partageons selon la foi de chacun cette cérémonie aux rites
millénaires (la Russie est chrétienne depuis l’an 988, date du baptême de saint Vladimir – il
fut canonisé, il méritait bien cela !), au milieu de croyants fervents psalmodiant avec
l’officiant les « Gospodi, pomilouï ! Seigneur, prends pitié ! » L’échec du communisme à
extirper la religion du cœur des Russes est un signe
ad majorem Dei gloriam
. Ces popes à
bonnet qui nous font enjamber les temps modernes font mieux encore : ils nous font perdre la
notion du temps. Mais Elena est là pour nous rappeler que le nôtre est limité. Avant de rentrer
dans le monde, je fais l’acquisition au comptoir des images saintes d’une Vierge de Kazan,
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