Descendre la Volga - page 29

OUGLITCH
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Selon Serge de Witt, Boris Godounov, grand homme d’Etat, continuateur de l’œuvre
d’Ivan IV – c’est lui notamment qui donna un élan décisif à la conquête de la Sibérie -,
devenu tsar dans l’enthousiasme populaire à la mort de Fédor, fut durant tout son règne de
sept ans en proie au remords, non pas d’un crime qu’il n’avait pas commis, mais de s’être
substitué à l’héritier légitime du trône, tout en sachant que celui-ci était vivant et qu’il
occupait sa place indûment. « Régent, il avait tout réussi. Tsar, il avait tout perdu. Favorisé
par des dons exceptionnels et par une chance fabuleuse, il ne lui avait manqué qu’une seule
chose : être tsar de naissance – auquel cas il eut sans doute été un des plus remarquables
souverains de l’Histoire nationale. » Le fait est qu’aussitôt investi de la dignité suprême il fut
atteint par la folie de la persécution, s’attaquant aux grandes familles de la noblesse russe (les
Romanov en furent parmi les premières victimes) comme si toutes cherchaient à le
déposséder, que son action contre le tsarévitch (ou prétendu tel) revendiquant sa place fut
marquée par des alternances de mollesse et de cruauté, et qu’il mourut subitement et
mystérieusement – fut-il empoisonné ? mit-il fin lui-même à ses jours ? un mystère de plus ! –
alors que ses troupes combattaient celles du faux ou vrai Dimitri.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que le drame d’Ouglitch marqua pour la Russie le début de la
période dite du «
» au cours de laquelle le pouvoir fut âprement disputé
avant l'accession au trône de la famille
La ville était alors plus importante
qu’aujourd’hui ; elle comptait cent cinquante églises, dont trois cathédrales consacrées
respectivement à
(Blagovechtchenié), à la
(Preobrajenié) et à
la
(Ouspiénié : de la Vierge Marie Mère de Dieu [Bogoroditsa] qui n’est pas morte
mais qui dort ; les orthodoxes célèbrent la Dormition le 15 août à la même date – mais non le
même jour du fait de la différence de calendrier - que les catholiques l’Assomption), ainsi que
douze monastères. Elle fut saccagée par les troupes de
en représailles après
l’entrée en campagne du faux/vrai tsarévitch Dimitri, puis dévastée par les envahisseurs
polonais, qui avaient renversé le tsar Vassili Chouïski, successeur de Dimitri, qu’il avait fait
assassiner – dans des circonstances sur lesquelles Serge de Witt donne des détails à faire
frémir -, et l’avaient envoyé prisonnier en Pologne, où il mourut. Les annalistes citent le
chiffre de quarante mille victimes des Polonais. Pour asseoir sa propre légitimité, Chouïski
avait fait déterrer et apporter au Kremlin de Moscou le jeune garçon tué à Ouglitch, ordonnant
à la hiérarchie orthodoxe de la sanctifier. On conçoit qu’après toutes ces convulsions,
Ouglitch, victime de son image déplorable, ait périclité. Nous avons vu qu’elle avait moins de
quinze mille habitants lors du passage de Théophile Gautier. Pour couronner le tout, durant la
période stalinienne, se trouvait à Ouglitch un "camp de travail" ; mais il devait y en avoir
d’autres le long de la Volga à l’époque de l’aménagement du fleuve en « réservoirs ». Les
travailleurs des camps ont pu rester sur place, grossissant le chiffre de la population locale :
nous avons vu que celle d’Ouglitch a plus que doublé par rapport au XIX
ème
siècle.
De la splendeur passée de la ville il reste de bons exemples d'architecture russe
traditionnelle, dont un grand nombre d’églises (probablement la plus forte densité rencontrée
au cours de nos visites), certaines en cours de restauration. La ville possède une usine
d'horlogerie, fabriquant les célèbres montres Tchaïka, la centrale hydroélectrique alimentée
par son « réservoir » et une gare du chemin de fer.
Notre visite d’Ouglitch se fait tout entière à pied. Nous débarquons en traversant
l’ « André Roublev », notre compagnon d’écluse, arrivé avant nous. Occasion d’accorder une
pensée à l’immortel auteur de la Trinité de l’Ancien Testament (les trois Anges au sourire si
doux), qu’on admire à la galerie Trétiakov de Moscou. Une fois à quai, tout émus de poser le
pied sur la terre de cette première escale, nous suivons d’abord une longue allée bordée sur sa
droite et sur sa gauche d’étals de souvenirs installés sous des tentes contiguës. Au retour
Abeille y fera l’acquisition d’une paire de chaussons de feutre brodés de fleurs. Cette ville
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